L'ombre silencieuse de Siam filait entre les rues, s'étendait, s'élargissait, se distordait sous le halo des réverbères. La jeune femme traçait sa route avec un empressement non dissimulé. Sa démarche était rapide, ses pas, allongés, son regard, fixe et fuyard. Certains se donnaient l'air confiant ou portaient un sweat XXL, capuche enfoncée sur le crâne, en espérant passer autrement inaperçu. Elle était convaincue que ces techniques ne servaient à rien d'autre qu'à se persuader soi-même. En revanche, ses cinq sens semblaient décuplés en puissance. La moindre anormalité, le moindre petit mouvement ou bruit inhabituel et un peu trop proche d'elle lui apparaissait à l'esprit en un clin d'œil. Et, avant même qu'elle n'ait eu à réfléchir à quoi que ce soit, ses jambes, menées par son inconscient fort équilibré, l'attiraient dans un endroit plus sûr ou, a minima, un peu moins incertain.

Trois. Deux. Un. Elle comptait systématiquement les trois derniers pas qui précédaient la rue dans laquelle son appartement se trouvait, allez cherchez pourquoi. Peut-être était-ce un vieux réflexe enfantin, ou bien un rappel : « Siam, tu tournes là, souviens-toi ! Fais gaffe, regarde bien avant de tourner ! » Et, effectivement, il valait mieux qu'elle anticipe tout pas dans sa rue, parce qu'une fois engagée, c'était trop tard pour se retourner et continuer sa route. Or, en anticipant, ce qu'elle fit encore ce soir-là, comme à son habitude, il lui suffisait d'un clin d'oeil pour savoir si, oui ou non, elle pouvait prendre le risque de rentrer chez elle. Oui, prendre le risque. Dans ce genre de quartier chaud, il y avait deux choses à éviter : être là au mauvais endroit au mauvais moment, et être une femme. Autant dire qu'elle faisait attention à ses arrières. Et, comme souvent, ce soir-là, une bande de mecs traînaient à deux pas de sa porte d'entrée. Peut-être qu'ils ne l'auraient pas même regardée. Peut-être qu'ils l'auraient hélée ou draguée, sans pour autant esquisser le moindre geste douteux. Ou peut-être que... Non, rien du tout. Elle ne devait prendre aucun risque, elles ne devaient prendre aucun risque. Ni elle, ni Wolf. Elles se l'étaient promis. Cela dit, ce soir-là, le risque semblait assez mince. Ils n'étaient que trois et discutaient assis, ce qui ne ressemblait en soi ni à un règlement de compte ni à une réunion de bande. Elle aurait pu tenter de rentrer, plutôt que déranger Wolfy au beau milieu de la nuit, de sa nuit à elle en tout cas. Ca se trouve, elle était dans les bras de Morphée. Ou de n'importe qui d'autre, d'ailleurs. Mais... Mais quoi, au juste ? Est-ce qu'elle n'avait pas, au fond, simplement envie de la voir ? Qu'elle ne dramatisait pas un peu la situation, histoire de ? Danger présent ou absent, le mouvement de son corps n'avait pas varié d'un pouce et elle marchait toujours droit, elle n'avait pas esquissé un seul mouvement pour tourner dans sa rue. Plus un. Plus deux. Plus trois. Tout droit, direction West Markham Street.

En un mouvement et quelques secondes, la brunette avait sorti son portable - du genre un modèle incassable, résistant à l'eau ou aux escapades post-colériques de sa propriétaire contre les murs de l'appartement - et avait rédigé un bref message qu'elle envoya aussitôt. N'importe qui aurait réfléchi trois secondes avant de le faire, mais elle savait qu'elle pouvait se le permettre. Wolf aurait fait pareil, de cela elle était convaincue. Alors, pourquoi s'en priver ? D'ailleurs, Siam n'attendit aucune réponse pour continuer sa route en direction de l'appartement de la concernée. De toute façon, même si elle s'était trouvée face à un appartement désert, ça aurait laissé aux gars le temps de quitter le pas de sa porte avant qu'elle ne revienne. Alors, quitte à perdre du temps, autant essayer de le mettre à profit pour voir le charmant minois de Wolf, non ?