Il m’a toujours semblé très cliché de dire que je n’étais pas quelqu’un de bien. J’acceptais sans trop d’efforts l’idée d’avoir un mauvais fond, ce dont on m’accusait souvent, sans pour autant y porter un intérêt quelconque. Je ne me suis jamais soucié de moi, ou de qui que ce soit d’autre. Je n’ai jamais rien analysé et me suis contenter de vivre minutes après minutes mon existence, sans tenter ne serait-ce qu’une seule et unique fois de la rendre différente, meilleure. J’attendais d’elle qu’elle suive son cours et qu’elle soit à mon image, indépendante. Du moins étais-ce l’image que je m’imaginais refléter. Je voulais qu’on pense à moi comme on pense à un héros, avec du recul, et un peu d’admiration mélangée à de la crainte. Je voulais qu’on recule à mon approche, et surtout, plus que tout, je désirais la paix. Quand j’étais enfant je revivais sans cesse ce même cauchemar au moment d’aller dormir, celui dans lequel une main invisible m’attrapait à la cheville alors que je me glissais à l’intérieur des draps. J’ai toujours songé qu’il s’agissait d’un monstre, tapi à la cave, attendant de moi que je m’accroche à son existence et finisse parfaitement incapable d’avancer, ni à ce moment là, ni jamais. Les médecins ont expliqué la récurrence de ce rêve, qu’ils qualifièrent de chronique, de façon expéditive. A l’âge de trois ans, une voiture m’a renversé et je suis resté inconscient pendant sept longues heures. D’après eux les séquelles étaient irréversibles. Mais je n’ai jamais rien ressenti suite à cet accident, c’était comme si mon corps, dans son presque-infini repos, s’était régénéré de lui-même, expulsant le traumatisme au loin, faisant fuir les souvenirs hors de ma tête comme on oublie parfois ce qu’on a mangé la veille. Ils mentaient, se trompaient. Il y avait bel et bien un monstre à la cave. C’était moi. Une part meurtrie, désordonnée, de moi. Vingt ans plus tard j’ai toujours cette désagréable impression que quelque chose, quelque part, m’empêche d’avancer. Je me sens tellement en colère. Je me maîtrise difficilement. Les choses finissent parfois hors de contrôle. Je m’attaque à n’importe qui parce que c’est cette notion d’inconnu qui m’attire. J’ai toujours besoin de quelque chose de neuf, et cette lubie m’aide à oublier qu’un démon caché dans les sous-sols de ma vie n’attend qu’une chose ; m’attraper la cheville.

Je n’étais pas prêt à rencontrer Chuck Besley, si c’est bien là son véritable nom. J’ai su dès que je l’ai vue qu’elle n’allait faire que m’apporter plus d’ennuis encore que je n’en avais déjà. Et pourtant je l’ai laissée entrer dans ma vie, la mettant sans dessus dessous. Je l’ai trouvée étrangement fascinante, quand bien même je mettais un point d’honneur à ne pas me focaliser trop longtemps sur les gens, de peur d’y dénicher un quelconque port d’attache. Chuck a tout de la fille qui n’est pas faite pour moi. Elle me tire vers le bas et n’est pas terrorisée à l’idée que j’aime ça, elle m’obsède et accepte cette perversité les bras ouverts. Je me suis toujours refusé l’idée même d’être un jour blessé par un autre être humain, psychologiquement parlant. Or je savais, à la seconde où ses lèvres se sont pour la première fois entrouvertes dans le but de laisser les miennes s’y loger, qu’elle allait littéralement me mettre en morceaux. Que je le veuille ou non, j’étais… tragiquement fragile. Nous allions consumer notre relation par les deux bouts. Le feu fut si rapide à dévorer nos illusions que j’ai à peine eu le temps de me faire à tout ce que je découvrais de moi. Être élevé au milieu de quatre filles avait à la fois fait de moi le roi et le servant d’un royaume que j’étais censé gouverner, développant dans mes cordes un sens inouïe de la protection rapprochée et une attirance certaine pour les gens capable de me maîtriser, de me mettre au pas. Je voudrais n’avoir jamais aimé Chuck Besley, pas même un petit peu, et je m’imagine que le temps sera capable d’effacer cette erreur. On s’est trompé tous les deux en croyant que nous étions compatibles, capables d’être libres à deux. Je déverse mes regrets dans une agonie latente qui me pousse à m’ébattre au creux des reins de n’importe qui. Je m’imagine qu’elle en souffre et me met à sourire en pleine nuit. Je la laisser m’inonder de ses reproches sans jamais lui donner d’explications, sans jamais lui dire ce qui m’éloigne d’elle, ce qui m’éloigne du reste du monde, aussi. Je m’aperçois qu’elle ne sait rien de moi. Qu’elle ait touché la moindre parcelle de ma peau n’y change rien, nous sommes des étrangers. Cette révélation m’a longtemps rendu triste, m’a longtemps rappelé notre première rencontre, lorsqu’elle semblait si inattendue et si charismatique. Je suis déchiré à l’intérieur par tout ce que je hais en moi et tout ce que je hais en elle. Mais ce symbole de l’infini qu’elle a gravé sur ma peau pas plus tard que l’année dernière me ramène sans cesse à elle. Ce pourrait-il qu’en fin de compte, ce soit elle, le monstre caché dans la cave.